Harissa et mémoire : Un voyage culinaire au cœur de l’histoire arménienne

En ce mois d’avril, alors que nous commémorons les 110 ans du génocide arménien, nous abordons aujourd'hui un sujet plus sérieux, chargé d’histoire et d’émotions.
Le souvenir de cette tragédie, qui a coûté la vie à 1,5 million d'Arméniens, continue de résonner à travers les générations. À travers cet hommage, nous souhaitons mettre en lumière non seulement la mémoire du peuple arménien, mais aussi un symbole de sa résilience : la harissa.

Ce plat traditionnel, simple en apparence, porte en lui une histoire profonde de survie, de solidarité et de résistance.
Avant de plonger dans le contexte historique bouleversant qui lui est associé, découvrons d'abord les origines et la richesse culturelle de la harissa, ce mets qui incarne l’âme d’un peuple.

Un mets simple aux racines profondes

La harissa est bien plus qu’un simple plat en Arménie : c’est un symbole de solidarité, de mémoire et de résistance. À base de blé concassé (korkhot) et de viande (agneau ou poulet), la harissa est un mets lentement mijoté, crémeux, nourrissant et profondément ancré dans l’identité arménienne.

Une origine ancienne

Les racines de la harissa remontent à l’Antiquité. Déjà à l'époque du royaume d’Urartu (IXᵉ–VIᵉ siècle av. J.-C.), les habitants des hauts plateaux d'Arménie cuisinaient des céréales avec de la viande dans de grandes jarres en argile. Ce mode de cuisson lente a traversé les siècles, restant au cœur des traditions alimentaires arméniennes.
Historiquement, la harissa était souvent servie lors de rassemblements communautaires, de fêtes religieuses et de moments de solidarité collective, renforçant les liens entre les membres d’une même communauté.

La harissa et la religion : un symbole chrétien:

Selon la tradition chrétienne arménienne, la harissa est associée à Grégoire l'Illuminateur, le saint patron de l'Arménie, qui aurait converti le roi Tiridates III au christianisme au début du IVᵉ siècle. Cette conversion est un moment fondateur de l'identité chrétienne arménienne, et la harissa est devenue un plat symbolique lors des célébrations religieuses, soulignant la nature spirituelle de ce mets.

La harissa dans les traditions préchrétiennes:

Avant l'adoption du christianisme, la harissa était déjà présente dans les rituels agricoles et les fêtes de la moisson. Elle était préparée lors de Navasard, le Nouvel An préchrétien arménien, célébré le 11 août. À cette époque, la harissa était cuite dans un tonir (four traditionnel arménien) sans être remuée, un geste censé apporter chance et prospérité pour l'année à venir.

Le festival de la Harissa : une célébration vivante

Aujourd'hui, la harissa est mise à l'honneur chaque année en Arménie lors du Festival de la Harissa, particulièrement dans les villages liés à l’histoire de Musa Dagh (Musa Ler). Chaque septembre, de grandes marmites sont installées en plein air. Les villageois et visiteurs participent à la cuisson collective, perpétuant les gestes anciens. Au son des danses traditionnelles et des chants arméniens, ce festival est à la fois un moment de fête culinaire et un hommage vibrant à l'esprit de résistance de leurs ancêtres.
Le Festival de la Harissa n’est pas qu’une célébration gastronomique : c’est un acte de mémoire, un rappel joyeux et poignant de l’histoire tragique dont ce plat est devenu l'un des symboles.

La recette traditionnelle

Bien que chaque famille ait sa propre version, la harissa suit une base fidèle :

  • Ingrédients : blé concassé (korkhot), viande d'agneau ou de poulet, eau, sel.
  • Préparation :
    La viande est mijotée lentement dans de l'eau salée jusqu'à devenir tendre. On ajoute ensuite le blé, et la cuisson continue pendant plusieurs heures à feu doux, en remuant constamment pour éviter que la préparation n’attache au fond de la marmite.

D’ailleurs, le mot arménien harissa vient du verbe harir sa, qui signifie « remuer ». Cette étymologie reflète parfaitement l'attention que requiert ce plat lors de sa longue cuisson.

Le résultat est une préparation crémeuse, robuste, profondément nourrissante. Selon les régions ou les familles, certains ajoutent en fin de cuisson du beurre fondu ou parfument légèrement avec de la cannelle.

La harissa et la grande histoire : un symbole de résistance

Le génocide arménien : un contexte nécessaire

Entre 1915 et 1916, sous le régime des Jeunes-Turcs, l’Empire ottoman mit en œuvre une politique d’extermination systématique des Arméniens. Environ 1,5 million d'entre eux furent tués ou déportés dans des conditions atroces. Ce génocide, reconnu aujourd’hui par de nombreux pays, visait à effacer une culture et une population millénaire.

Qui étaient les Jeunes-Turcs ?
Les Jeunes-Turcs étaient un mouvement politique nationaliste qui prit le pouvoir dans l’Empire ottoman en 1908. Sous leur régime, ils mirent en œuvre le génocide arménien, visant à "purifier" l’Empire en éliminant les minorités chrétiennes.

Les Jeunes-Turcs considéraient les Arméniens comme une menace à l'intégrité de l'Empire ottoman, qu'ils percevaient comme fragilisé par les défaites militaires récurrentes et les aspirations séparatistes de certaines de ses minorités. Leurs actions ont conduit à une série de décrets et de politiques visant à déporter, exterminer ou effacer systématiquement les communautés arméniennes.

La généralisation des massacres et des déportations massives a débuté dès 1915. Ce fut un processus méthodique, orchestré par les Jeunes-Turcs, impliquant l'exécution de centaines de milliers d'Arméniens dans des conditions inhumaines : des massacres, des privations, des viols, des travaux forcés, et des marches de la mort vers des déserts où beaucoup périrent de faim et de soif.

L’objectif des Jeunes-Turcs était de détruire l'identité arménienne et d’éradiquer cette communauté chrétienne millénaire. Ce génocide constitue l'un des plus grands crimes contre l'humanité du XXᵉ siècle, et bien que certains pays aient reconnu le génocide arménien, la Turquie refuse encore aujourd’hui de l’admettre officiellement.

Le rôle des Jeunes-Turcs dans l'extermination des Arméniens n’est pas seulement un événement historique tragique, mais un témoin direct des ambitions politiques et du nationalisme extrême qui ont conduit à l'une des pires horreurs du XXᵉ siècle.

Musa Dagh : l'histoire d'une résistance héroïque

En 1915, dans la région montagneuse de Musa Dagh, des Arméniens réfugiés dans les villages des montagnes se rebellèrent contre les ordres de déportation, refusant de se soumettre à la violence de l'Empire ottoman. Ces villages étaient :

  • Kaboussieh
  • Yoghunoluk
  • Bitias
  • Vakef
  • Kheter Bey (Khodr Bey)
  • Haji Habibli

Ces villages étaient situés dans la province d'Alep, aujourd'hui dans la région d'Hatay dans le sud de la Turquie. Le 13 juillet 1915, face à l'ordre de déportation, près de 5 000 Arméniens de ces villages se retranchèrent sur la montagne de Musa Dagh, pour échapper à une mort certaine.

Les habitants, notamment les femmes, les enfants, et les hommes, formèrent des comités de défense et commencèrent à fortifier leur position. Cette résistance dura 53 jours, de juillet à septembre 1915, et ce fut un acte héroïque de survie face à une armée ottomane bien plus puissante. Leur courage et leur détermination à protéger leur famille et leur culture devinrent un symbole de l’esprit de résistance arménien.

Le rôle des forces françaises : une évacuation salvatrice

Alors que les Arméniens de Musa Dagh étaient assiégés par l'armée ottomane, ils envoyèrent des signaux de détresse visibles depuis la mer. Ces signaux furent aperçus par des navires français, notamment un cuirassé, le Guichen, qui patrouillait en Méditerranée. Sensibles à la situation tragique, les autorités françaises décidèrent de lancer une opération d’évacuation pour sauver les civils.

Le 10 septembre deux navires de guerre français apparaissent et commencent à bombarder les positions turques. Du 13 au 15 septembre 1915, sous la menace imminente de l'armée ottomane, 3 004 femmes et enfants, ainsi que plus de 1 000 hommes, furent évacués vers Port-Saïd, en Égypte, où ils furent installés dans des camps de réfugiés. Ce sauvetage est un acte de solidarité qui incarne un soutien crucial dans un moment de désespoir pour les Arméniens.

La décision des Français de protéger ces réfugiés fut un acte courageux, illustrant la solidarité internationale et l’humanité face aux persécutions de masse. En reconnaissant le courage des résistants de Musa Dagh, la France marqua un tournant dans l’histoire des relations arméno-françaises et devint un bastion de soutien pour les survivants du génocide.

Par a suite la Légion arménienne fut créée au sein de l'armée française , dont les premières recrues furent les guerriers du Musa Dagh. Celle-ci participa a la premiere guerre mondial et se distingua  à la bataille d'Arara le 19 septembre 1918  et a été hautement félicitée par le maréchal Alembi.

L'impact historique et la symbolique de Musa Dagh

L'histoire de la résistance de Musa Dagh est l’un des récits les plus émouvants du génocide arménien. Les survivants de Musa Dagh portèrent avec eux leur mémoire, leur histoire et leur culture à travers le monde, devenant un symbole de résistance face à l'extinction systématique de leur peuple. La force de leur lutte inspira même les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'ils cherchaient des exemples de résistance face à l'oppression nazie.

Ce sacrifice et cette lutte pour la survie furent immortalisés dans de nombreux récits, dont l'un des plus célèbres est le livre de l'écrivain arménien Frédéric Mistral intitulé "Musa Dagh", qui a popularisé l'histoire de cette résistance héroïque à l'international. Aujourd'hui, Musa Dagh est non seulement un lieu géographique, mais aussi un symbole de la persévérance arménienne à travers les âges.

Conclusion : La harissa, symbole de résilience et de mémoire

La harissa, à la fois plat humble et symbole puissant, incarne l'âme du peuple arménien. À travers sa préparation, ses ingrédients simples et sa cuisson lente, elle nous rappelle les moments de solidarité et de résistance qui ont marqué l’histoire du peuple arménien, et ce, même dans les situations les plus désastreuses. Ce plat nourrissant, qui traverse les siècles, est bien plus qu'une simple recette : il est un témoignage vivant de la survie d'une culture, d'une identité et d'un peuple.

Les événements tragiques du génocide arménien restent ancrés dans la mémoire collective des Arméniens. La résistance héroïque des habitants de Musa Dagh est un exemple frappant de courage et de solidarité face à une destruction systématique. À travers la harissa, les Arméniens n'ont pas seulement survécu physiquement ; ils ont continué à résister culturellement et spirituellement, préservant leurs traditions, leurs valeurs et leur histoire face à l'adversité.

Aujourd'hui, alors que nous commémorons les 110 ans du génocide arménien, la harissa continue de jouer un rôle central dans la vie des Arméniens, non seulement en tant que plat traditionnel, mais aussi comme un symbole de résilience, de mémoire et de résistance. Chaque cuillère de harissa est une célébration de la survie, un acte de mémoire, et un hommage aux victimes du génocide, à ceux qui ont résisté et à ceux qui ont permis à l’histoire de continuer à être racontée.

À travers la harissa, les Arméniens honorent le courage de leurs ancêtres et réaffirment leur engagement à préserver leur héritage culturel pour les générations futures. Ce plat, tout comme l’histoire de Musa Dagh, restera à jamais un témoignage de la force inébranlable du peuple arménien face à l’épreuve du temps.